Jeudi 17 avril, il est vingt-deux heures trente, et le concert des klaxons retentit depuis une bonne heure dans Alger-centre. Le Président-roulant a gagné. Ses supporteurs ne sont guère nombreux, mais ils gesticulent et font autant de bruit que possible. La plupart ne s`arrêtent pas et passent en voiture autour du jardin de l`Horloge. Un vieux commandant de police admoneste les passagers d`une voiture officielle qui insistent pour se garer à l`endroit où il se tient debout, comme s`il était devenu quantité négligeable, comme si un bout de papier leur donnait le droit d`écraser un type en uniforme de trente ans leur aîné. Le flic les remet à leur place. Pendant ce temps là d`autres fans de Boutef arrivent et tirent des feux d`artifices. Il est difficile de savoir lesquels sont payés et lesquels sont vraiment des afficionados du Président. Les youyous qu`on entend sont en fait diffusés par un camion qui tourne autour du jardin. La joie est ostentatoire. Des journalistes viennent solliciter ceux qui distribuent les affiches du Président-candidat pour des photographies convenus mais qui auront une chance de se vendre. Tout cela n`est pas vraiment surprenant. Déjà le matin même, du côté de Bab El-Oued, un homme prétendant donner des consignes au nom de l`homme d`affaire Ali Haddad prévenait de mobiliser des supporteurs de l`USMA pour fêter la victoire de Bouteflika. A dire vrai, ce spectacle prévisible laisse comme un fond d`amertume.
L`élection, un non-choix
On pourrait dénoncer la fraude, le rôle de l`administration, la répression et les « services » de manière tout à fait censée. Toutefois, le principal nœud gordien de cette élection réside dans l`absence d`alternative crédible venant du champ politique. Grand succès de la mise-à-jour du système algérien, le pluralisme discrédité garantit au candidat du régime, même impotent, le statut de favori.
L`ancien premier ministre Ali Benflis était présenté comme l`opposant numéro un. Vu d`Algérie, et pour quiconque a une connaissance minimale du que politique, il ne faisait guère de doute qu`une victoire serait d`une part une grande surprise, d`autre part le signe d`un retournement du cartel qui tient l`Etat contre la Présidence. Au mieux donc, Benflis était un lièvre utilisé pour mettre en scène une campagne compétitive, au pire un candidat du régime déguisé en opposant. Les résultats plaident pour la première solution. Le constat n`est guère flatteur pour un initié, un homme censé connaître les rouages du système, et qui aurait pourtant été réduit au rang de caution démocratique, de simple alibi[1].
Concernant les poursuivants, leurs scores ne sont certainement pas si éloignés de leur poids politique réel. Le troisième par ordre d`arrivée, Abdelaziz Belaïd[2], est un ancien militant du FLN qui a par la suite créé sa propre organisation, le Front Al-Moustakbal. Le plus jeune des candidats est en fait à la tête d`un FLN new look, dont le slogan « dialogue, stabilité, développement » n`est qu`une resucée sans saveur du discours politique dominant. Dans l`ordre viennent ensuite Louisa Hanoune, Ali Faouzi Rebaïne et enfin Moussa Touati. La première, qui fut jadis une trotskiste de tendance lambertiste, est désormais la préposée au poste de candidate féminine. En-dehors des périodes de campagne pour les élections présidentielles, elle soutient le Président invisible et vocifère contre la main de l`étranger. Rebaïne est le vieux candidat de la famille révolutionnaire par héritage. Sa troisième campagne ne lui aura toujours pas permis de dépasser le score pharaonique de 1%. Cela ne l`aura pas empêché d`encaisser l`argent promis aux candidats qui daignent apporter leur concours à la mise-en-scène démocratique. Quand au dernier, un ancien policier devenu politicien, son parti national/populiste/conservateur s`était distingué en mettant aux enchères des places de candidats à la députation en 2012. Jamais avare d`un diagnostic fin et progressiste, Touati a expliqué cette fois que la création d`un fonds destiné aux femmes divorcées ayant des enfants à charge était un danger pour la cellule familiale. Peut lui importe visiblement que cette catégorie de population fragile soit en nombre parmi les sans-abris.
L`amertume ne venait sûrement pas de la non-élection des adversaires de Bouteflika. Tous à leur manière, ils représentent ce qu`il y a de grotesque, redondant, négligeable ou inquiétant dans le champ politique algérien. Ils sont autant de raisons de se méfier des représentants putatifs. A l`exception de Benflis, leur élection n`avait été envisagée par personne, y compris eux-mêmes. Les scores prêtés au Président-roulant sont donc crédibles. A en croire ce qui ressortait de différents bureaux de vote à Alger, une écrasante majorité des votants ont accordé leur confiance à un vieillard impotent. C`est dire si ses challengers n`avaient rien pour générer l`enthousiasme.
L`abstention comme seul recours ?
Comme lors des derniers rendez-vous électoraux, le chiffre le plus important demeure le taux de participation. En dépit de son gonflement par tous les moyens légaux et illégaux, il est officiellement en forte baisse, avec 51,7% en 2014 contre 74,5% en 2009. Les critiques avancent pour leur part des chiffres bien plus bas, de l`ordre de 15-20% (ce qui est crédible vu d`Alger, mais ne pourra de toute façon pas être démontré). Le taux de participation officiel est alors lu comme une expression du taux de légitimité que le cartel a bien voulu accorder à son Président-roulant. Imperceptiblement, en suivant ce raisonnement censé, on entre alors dans l`art connu et aventureux du déchiffrage des arcanes du pouvoir. Qui soutient qui et contre qui ? Le DRS et les ennemis de Boutef dans l`« Etat-profond » ont-ils envoyé un signal de désaveu ? Ou au contraire Toufik est-il le grand perdant de 2014 ? Les questions se posent, les théories passent et l`incertitude demeure. Quiconque veut se perdre en conjonctures est le bienvenu dans les cafés d`Alger-centre.
En tout état de cause, en tenant pour corrects les chiffres officiels, on arrive à 8 millions de voix pour Bouteflika sur 20 millions d`électeurs. Ce n`est pas un triomphe à la soviétique comme pouvait l`écrire El Watan[3]. Loin d`être capable de mobiliser un pouvoir de coercition suffisant pour faire voter « 100% » de la population, à la manière de feu Saddham Hussein, le cartel mal-aimé est bien obligé de vivre avec des Présidents mal-élus. L`empressement des relais du pouvoir à s`approprier le soutien du « peuple » traduit la sensibilité de la question. Dans un style typiquement « pravdaien », El Moudjahid s`extasie devant une « participation remarquable » et un « geste accompli le cœur plein d`espoir », ce qui lui permet d`affirmer que « l`Algérie [devient], de ce fait, le bon exemple à suivre aux plans des droits de l`homme et de la démocratie »[4]. Cela prêterait à sourire si ces propos négationnistes ne niaient pas la défiance de 10 millions de personne avec une insolence désespérante.
De fait, l`abstention fait toujours figure d`ultime recours, de « mode de contestation par défaut résultant directement de la faillite de la classe politique »[5]. Certains ont recours à des moyens plus radicaux, mais qui deviennent finalement tout aussi routiniers, à l`image de ces émeutiers qui ont saccagés des bureaux de vote dans la wilaya de Bouira, grande spécialiste en la matière (si par hasard, vos pas vous mènent à Bouira, vous comprendrez sans doute leur mécontentement légitime). D`autres, esthètes, innovent avec élégance. Une pensée pour le génie de Béjaïa qui s`est enfui avec une urne, et dont on n`a pour le moment aucune nouvelle. En bref, quel que soit la forme du message, le contenu reste le même : voter c`est cautionner, et donc hors de question.
Toutefois, si l`abstention affaiblit la légitimité du Président-roulant, elle n`implique pas mécaniquement la constitution d`une alternative, loin s`en faut. L`Algérie demeure dans ce statu quo politique fragile qui la caractérise, même si la tendance est à un mouvement centripète au sein de ceux qui refusent les résultats de cette élection.
Après-élection
Depuis plusieurs semaines, l`attention de nombreux militants et éditorialistes en Algérie s`était déjà tournée vers l`après-élection, vers ce qu`il conviendrait de faire une fois la farce terminée, une fois le processus entériné, une fois les journalistes étrangers repartis. Ainsi, la convergence des oppositions au quatrième mandat et leur transformation en des mouvements ayant un agenda clair est à l`ordre du jour. Il semble que cette fois-ci, contrairement à 2011[6], les organisations partisanes et les mouvements plus orientés vers une action sociale se constituent d`emblée en deux pôles de convergence séparés.
Les différents partis ayant appelé au boycott de l`élection cherchent à capitaliser sur ce mouvement de rejet. Réunissant le MSP (islamiste-modéré), le RCD (berbériste) et Jil Jadid (libéraux) ainsi que certaines personnalités sans étiquette comme l`ancien Premier ministre Ahmed Benbitour, cette coalition hétéroclite propose désormais de lancer une conférence nationale pour la transition démocratique. Toutefois, en dépit de la relative nouveauté des leaders des différentes formations impliquées, leur proximité passée avec le gouvernement ne joue guère en leur faveur. Sans préjuger de l`avenir de ce rassemblement politique, on peut dire qu`il est déjà affaibli par sa fragmentation et par le discrédit général du champ politique. En d`autres termes : entre revendiquer la parole au nom des abstentionnistes, et les mobiliser concrètement, il y a un gouffre.
Parallèlement aux « boycotteurs », plusieurs syndicats et associations appellent à la formation « d’un espace de la société civile de convergence et de lutte, démocratique, autonome et inclusif ». Derrière ce jargon abstrait transparaît l`idée d`une réunion la plus large possible des partisans du changement n`étant pas directement affiliés à un parti politique. Ici encore, les acteurs partent divisés. En plus de mouvements connus comme le syndicat autonome SNAPAP ou l`organisation de jeunesse RAJ, ce sont pour le moment des fractions dissidentes d`autres organisations (CNDDC, LADDH) qui complètent le rassemblement. Quoi qu`il en soit, les consultations se multiplient de part et d`autre pour mettre en place des alliances efficaces et des plate-forme communes. S`il faut reconnaître un mérite au quatrième mandat, c`est bien d`avoir fournis un élément de cristallisations des revendications politiques.
Il faut encore rajouter d`autres acteurs individuels et collectifs qui n`ont pas encore repris l`initiative depuis l`annonce des résultats. Le FFS s`est maintenu à l`écart durant la campagne, sans appeler à la participation ni au boycott. Le plus vieux parti d`opposition semble donc camper dans une position prudente, qui consiste à ne pas se laisser dicter son calendrier par le cartel tout en appelant au consensus national. D`autres personnalités mériteraient d`être considérés dans cette après-élection, comme l`ancien Premier Ministre réformateur Mouloud Hamrouche qui est récemment sortit de sa réserve pour mettre en cadre contre les risques de déstabilisation.
A cet égard, il ne faut pas non plus oublier que l`après-élection aura aussi lieu entre les différents groupes qui constituent le cartel. Une révision constitutionnelle est déjà à l`ordre du jour, avec l`introduction probable d`un poste de vice-président et donc de dauphin officiel. La Présidence ne lâchera le trône. Même impotent et monté sur roulette, l`homme soutenu par un entourage qui ressemble de plus en plus à une bande (Saïd, Belkhadem, Sellal, Ghoul, Benyounes, Saïdani...) est déterminé à mourir au pouvoir, voir même à désigner son successeur. Le sourire charmeur qui jadis masquait son regard de glace a disparu. Désormais, ses ennemis au sein du régime et en-dehors n`ont qu`à bien se tenir.
[1] Le Quotidien d`Oran, 21 avril 2014.
[2] Que le journal « de référence » français Le Monde, toujours bien informé, a d`abord confondu avec le Ministre de l`Intérieur Tayeb Belaïz. A cet égard, la couverture de l`élection par les médias français a été une nouvelle fois déplorable, imitant les pouvoirs publics qui n`ont rien trouvé de mieux que de multiplier les annonces alarmistes.
[3] El Watan, 19 avril 2014.
[4] El Moudjiahid, 18 avril 2014.
[5] Louisa Dris-Aït Hamadouche, « L’abstention en Algérie : un autre mode de contestation politique », L’Année du Maghreb, V, 2009, p. 263-273.
[6] Layla Baamara, « (Més)aventures d’une coalition contestataire : le cas de la Coordination nationale pour le changement et la démocratie (CNCD) en Algérie », L’Année du Maghreb, VIII, 2012, p. 161-179.